Face aux sollicitations qui émanent en permanence de nos
smartphones et à la surinformation issue du Web, difficile d’être patient et
concentré. Résultat : nous avons de plus en plus de mal à lire des livres.
Qu’ils soient papier ou virtuels.
- Par Fabien
Soyez
De plus en plus addicts
au Web, nous passons des heures (au travail, mais aussi pendant nos
loisirs) sur nos smartphones. Afin d'envoyer des messages sur WhatsApp,
d'écrire des commentaires sur Facebook, de faire un tour de l'actualité sur
Twitter, de "stalker" nos amis sur Instagram, ou encore de surfer
sans but, de page en page, d'onglet en onglet. En moyenne, nous vérifions nos
téléphones plus de 80 fois par jour.
Hyperconnectés et bombardés de notifications, dans une sorte
de "tyrannie de l'immédiateté", nous supportons de moins en
moins l’ennui, et la peur
de rater une info. Notre téléphone mobile intelligent a aussi remplacé
nos livres papiers. Plus besoin d'en acheter, plus besoin d'une bibliothèque,
pas même besoin d'une liseuse : il suffit de se rendre sur Google Play Livres
ou Apple Books pour acheter un e-book, et le lire tranquillement sur l'écran de
son smartphone. J'ai moi-même lu plusieurs romans comme cela. Mais au bout d'un
certain temps, j'ai aussi constaté que j'avais de plus en plus de difficultés à
terminer certains livres (numériques). Aujourd'hui, il doit y avoir 3 ou 4
e-books inachevés dans ma bibliothèque virtuelle. Quand je lis un article (en
ligne ou papier) trop long, j'ai aussi tendance à abandonner au bout d'un
certain nombre de mots, ou de pages. Je me promets toujours de lire la suite
"plus tard", mais l'article termine vite aux oubliettes. Le plus
souvent, je "survole" ce que je lis.
Vous vous êtes peut-être, vous aussi, reconnu dans ce
portrait. Il faut dire que nous sommes quasiment tous sur le Web, et que nous
avons (presque) tous un smartphone. Or, les technologies, les outils, ont
tendance à changer les pratiques, mais aussi la façon dont nous pensons. Dans “The
Glass Cage”, l’essayiste Nicholas Carr expliquait en 2015 comment notre
addiction au Web omniprésent à ainsi tendance à transformer notre
fonctionnement cérébral, nous rendant davantage impatients… et
déconcentrés. Avec des machines et des assistants personnels qui font tout pour
nous, et ensevelis sous une avalanche d'informations rarement utiles, difficile
pour nous de rester attentifs. “Plus nous utilisons le Web, plus nous devons
nous battre pour rester concentrés sur de longues pages d’écriture”, écrivait Nicholas
Carr en 2008, soit il y a plus de dix ans.
Dans “What
should we be worry about ?”, l’écrivain s’inquiète des conséquences du
numérique sur notre rapport au temps. Il cite plusieurs études, de l'University
College London et de la British Library, qui indiquent qu’une
“grand partie des internautes" abandonnent leurs achats en ligne si la
page met "plus de 4 secondes à charger”, et passent aussi en moyenne 8
minutes sur un ebook ou un site web d'information, après avoir surtout
"parcouru horizontalement les titres et les résumés, en quête de gains
rapides". Selon
Nicholas Carr, cette impatience ne peut qu'augmenter de façon
exponentielle, au fur et à mesure que la surinformation et la surcharge
informationnelle nous assaillent.
Des dizaines d'études, en neurosciences mais aussi en
sciences humaines, semblent l'indiquer : le Web et sa façon de nous distraire
en permanence a déjà modifié nos cerveaux. Nous n'agissons plus qu'à court
terme, et nous avons tendance à "zapper" tout ce qui est trop
"long". Est-ce exagéré ? Qu'il s'agisse d'une menace réelle ou de
craintes un peu paranoïaques, il semble urgent, dans tous les cas, de remettre
en question nos usages du numérique.
Si l'on en croit les chercheurs, comme notre cerveau est
plastique, malléable, et comme toute activité régulière le transforme,
l'utilisation quotidienne d'Internet tend à changer notre "esprit
linéaire" et littéraire. "L'écrémage" est devenu le mode de lecture
dominant - autrement dit, une lecture en diagonale, proche de la lecture rapide,
mais qui tend à survoler les choses. Paradoxalement, alors que l'information
n'a jamais été aussi facilement accessible, nous sommes donc trop distraits et
impatients pour lire, en tout cas en profondeur ; ainsi que pour retenir toutes
les données. Selon une étude de l'Université de Stanford, cette façon de
survoler les textes et de surfer de lien en lien, expliquerait pourquoi
certains n'arrivent plus aujourd'hui à distinguer une information pertinente
d'une information non-pertinence - et ont ainsi tendance à croire les fake
news.
L'ère de la "Lecture écrémée"
Selon
Maryanne Wolf, psychologue du développement à l'Université Tufts était
l'UCLA, et auteur de "Reader,
Come Home", la nouvelle façon de lire "promu" par le
Net, ancrée autour de "l'efficacité" et "l'immédiateté"
risque d'affaiblir, à terme, notre capacité de lecture en profondeur, comme
nous le faisons avec le papier. "Nous avons pris l'habitude d'écrémer. Des
gens comme vous et moi qui passons de 6 à 12 heures par jour sur un écran sont
amenés à utiliser le mode écrémage. Je crois que nous sommes tous incapables de
prendre le temps d'être patients, parce que l'écrémage s'est répandu dans la
plupart de nos lectures", explique-t-elle.
Selon Maryanne Wolf, le cerveau construit un réseau de
connexions neuronales qui permet d’assurer les fonctions cognitives qui
comprennent entre autres la fonction de mémoire. Ces connexions servent aussi à
assurer n’importe quelle autre fonction, telle que la fonction de langage et de
vue et ces connexions se créent entre d’anciens réseaux situés dans le cerveau.
Un amas de réseaux donne ainsi naissance à un circuit. Ces circuits se
construisent à chaque nouvel apprentissage. Mais cette construction prend du
temps et requiert de la patience. Seulement, la vitesse à laquelle avance la
technologie et la multitude d’informations qu’on traite à travers elle
affaiblissent la construction de ces réseaux et affectent ainsi notre cerveau.
Pour la chercheuse en neurosciences cognitives, "la
plasticité de notre cerveau lecteur, reflet de l’ère numérique", risque
d'accélérer "l’atrophie de nos processus de pensée les plus essentiels –
l’analyse critique, l’empathie, la réflexion – au détriment de nos sociétés
démocratiques ?". "L'écrémage a conduit à une tendance à aller vers
les sources qui semblent les plus simples, les plus réduites, les plus
familières et les moins difficiles sur le plan cognitif. Je pense que cela
amène les gens à accepter de vraies fausses nouvelles sans les examiner, sans
être analytiques. Ma plus grande inquiétude aujourd'hui est qu'une grande
partie de ce que nous voyons dans la société d'aujourd'hui - cette
vulnérabilité à la démagogie sous toutes ses formes - d'une conséquence
imprévue et jamais voulue d'un mode de lecture qui ne permet pas une analyse
critique et de l'empathie", indique-t-elle.
En 2019, dix ans après son
premier article sur la façon dont Google nous rend "stupides",
Nicholas Carr persiste et signe. Selon lui, "la faculté de lire en
profondeur ne disparaîtra pas, mais elle sera probablement limitée à une part
de plus en plus réduite de la population". La lecture "posée"
sera-t-elle un jour réservée aux élites ? L'écrivain et journaliste va dans le
même sens que Maryanne Wolf, en expliquant à
Usbek & Rica que "la page imprimée est un bouclier contre
la distraction", en nous "entraînant à contrôler notre
attention", tandis que l'écran "a l'effet inverse". Et au rythme
où vont les choses, chacun d'entre nous cherchera demain son quart d'heure de
concentration, un bon vieux livre papier à la main.
D'autres chercheurs soutiennent au contraire que si la
lecture en ligne ne fixe pas l'attention comme le fait celle sur papier, elle
la stimule. Sur le Web, il est possible de sélectionner des passages, et
d'effectuer des recherches poussées en croisant des données et en passant d'une
source à une autre. "L'activité du cerveau est bien plus forte avec la
page Web. Cela rend-il plus intelligent pour autant ?
Certains
neuro-scientifiques le pensent. L'immédiateté de la lecture en ligne nuit-elle
à la concentration et à l'imagination ? Il faut aller un peu plus loin que
cette analyse. Lorsqu'on lit un livre, on est aussi distrait, on divague, on pense
à autre chose. Je me demande si la distraction n'est pas consubstantielle à la
réflexion. On a aujourd'hui des valeurs culturelles et sociales qui font qu'on
doit être concentré sur un texte pendant un cours. Des expériences montrent que
l'on peut enseigner différemment", explique
Hubert Guillaud, responsable de la veille à la Fondation internet
nouvelle génération (Fing).
L'avènement du cerveau "bi-alphabète"
De son côté, Katherine
Hayles, professeure de littérature à l’université de Duke, pense
qu'il ne faut pas opposer "l'attention profonde" à
"l'hyper-attention" de ceux qui parcourent des pages
web. "La première est essentielle pour faire face à des phénomènes
complexes tels que les théorèmes mathématiques ou les œuvres littéraires
difficiles, et la seconde est utile pour alterner en souplesse entre différents
flux d’information, saisir rapidement l’essentiel des matériaux et permettre de
circuler rapidement à la fois dans les textes et entre eux", écrit-t-elle
dans Lire
et penser en milieux numériques.
À l'UCLA, Maryanne Wolf appelle, pour limiter les dégâts, à
développer, dès l'école, un nouveau type de "cerveau de lecture" : un
cerveau "bi-alphabète", capable de continuer
"d'écrémer", mais aussi de lire de façon "ciblée" et
concentrée, notamment en variant les médiums selon l'objet de la lecture. Pour
la neuro-scientifique californienne, nous devrions en fait utiliser un
"mode de lecture plus concentré", qui permettrait d'atténuer la
baisse de concentration due aux écrans, qui freinent la construction de réseaux
neuronaux - un phénomène qu'elle appelle la "patience cognitive".
En bref, l'idée serait de se réserver des moments de lecture
concentrée, exactement comme il est important de "déconnecter"
régulièrement de nos smartphones. "Je dois me forcer à ralentir, souvent
en imprimant des choses ou en utilisant l'imprimé comme support pour des choses
très importantes, ou pour des choses dont la beauté serait perdue si
j'utilisais d'autres modes de lecture. En plus, lire est un pont, nécessaire,
vers soi-même", note-t-elle.
Katherine Hayles préconise quant à elle d'apprendre aux
enfants à "varier les distances focales" en fonction des tâches à
accomplir, des sujets abordés et des problèmes à résoudre. Ainsi, à titre
d'exemple, Howard Rheingold, enseignant américain en médias sociaux à Stanford,
fait ses cours à l'université en maniant tous les médiums. Il charge ses
étudiants de rechercher en groupe des infos sur Internet, et à d'autres
moments, leur demande de "tout débrancher", afin de réfléchir à voix
haute. Une façon de favoriser "des lectures plus profondes" grâce aux
nouvelles technologies ; donc d'en tirer surtout des bénéfices. Car "s'il
y a une crise de la lecture, les enseignants savent comment intervenir",
observe la professeure de littérature.
Une autre solution pour stimuler notre cerveau
"bi-alphabète", serait d'aménager dans les écoles des moments dédiés
à la lecture "profonde". Par exemple, en France, plusieurs collèges
ont mis en place un "temps
de lecture obligatoire quotidien", pour tous les élèves, mais
aussi pour les enseignants. Une façon pour chacun de se concentrer
davantage, de retrouver la sérénité et le plaisir de la lecture, et même
d'échanger avec l'autre sur des "bons livres" à lire.
Digital minimalism
La solution pour que nous puissions continuer à lire des
livres comme nous le faisions autrefois, sans toujours remettre cela au
lendemain, et sans que cela devienne une corvée pour nos cerveaux impatients,
pourrait être ce que Cal Newport, professeur d'informatique à l'Université de
Georgetown, appelle le
"minimalisme digital". Il définit ce concept comme "le
fait d'utiliser la technologie qui vous prend tout votre temps, uniquement pour
un petit nombre d’activités soigneusement sélectionnées et optimisées".
Pas question de se passer du numérique : le "digital minimalism"
consiste à mettre sur "pause" les "technologies qui ne vous sont
pas indispensables" (pendant un mois, environ), afin de redécouvrir des
activités "oubliées", puis de réintroduire à la fin toutes ces
technologies "optionnelles" dans sa vie, mais de façon mesurée, en
fonction de leur réelle utilité.
Car le problème n'est finalement pas la technologie, mais
plutôt les sollicitations presque continues qui proviennent des géants du Web
et des applications de nos smartphones. Des sollicitations qui nous
déconcentrent bien trop pour nous permettre de lire "en profondeur".
Couper vos notifications, puis arrêter de regarder vos e-mails, les news du
jour et votre compte Facebook dans le train ou le métro, par exemple, pourrait
vous permettre de gagner un temps précieux pour lire un livre - papier de
préférence, pour éviter d'être distrait, et pour le plaisir de tourner des
pages “à la main”. Refaire l'expérience de la lenteur, ralentir par la lecture,
c'est en tout cas ce que je compte essayer de faire, de mon côté, très
prochainement. Et vous ? Me suivrez-vous ?
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