Par Rédacteur le 10.04.2023 à 15h00 Lecture 5 min.ABONNÉS
Désert biologique, non-sens écologique… Entretenue à grand
renfort d'engrais et d'arrosage automatique, la pelouse impeccable est un
vestige du 20e siècle. Place aux prairies naturelles et aux jachères fleuries !
Tondre son gazon, activité généralement pratiquée par des
hommes, est source de pollution sonore et de gaz à effet de serre. En outre,
cette pratique éradique de nombreux animaux et insectes vivant dans les herbes
hautes.
Cet article est issu du magazine Les Indispensables de
Sciences et Avenir n°213 daté avril/ juin 2023.
Mis en scène en majesté par Le Nôtre, jardinier de Louis
XIV, au 17e siècle, le gazon, symbole de puissance, est devenu celui de la
réussite sociale, le faire-valoir de la maison individuelle, voire la preuve
d'une moralité sans tache. Un phénomène inséparable du progrès technique, des
désherbants sélectifs, des antifongiques et, surtout, des tondeuses, parfois
"tracteurs-jouets" pour les sportifs du dimanche.
La SFG, Société française des gazons, estime à 12 millions
le nombre de jardins avec pelouse en France, tandis que Semae, l'organisme
interprofessionnel des semences, évalue la surface engazonnée à 1,2 million
d'hectares, dont 650.000 chez les particuliers. Pourtant la pelouse, objet de
prestige et de convoitise, risque de ne pas passer le cap du changement
climatique…
Mais d'abord, pelouse ou gazon, de quoi parle-t-on ? Le
terme "pelouse" viendrait de l'occitan pelosa, issu du
latin pilosus ("poilu"), sans doute en lien avec
l'aspect de la prairie tondue en continu. Les premières pelouses ont été
probablement les prés communaux du Moyen Âge, sur lesquels les villageois
pouvaient laisser paître leur bétail. Quant à "gazon", son origine
serait germanique, le francique waso qualifiant une motte de
terre recouverte d'herbe. Dans le monde contemporain, le terme désigne toute
une liste de variétés inscrites au catalogue officiel des gazons.
Le site choixdugazon.org permet de s'orienter parmi 218
variétés de fétuques élevées, ray-grass anglais, pâturins, etc. En jardinerie,
de savants mélanges de graines répondent à différents objectifs d'utilisation :
piétinement, hauteur, densité, etc. Des graminées qu'il faut en tout état de
cause tondre très souvent pour empêcher leur montée en graine, amender pour
satisfaire leur gourmandise en nutriments, et arroser pour densifier le couvert
végétal. Une aberration écologique !
Ne plus avoir honte de ne pas tondre devant chez soi
Longtemps considéré comme une adventice (mauvaise herbe) des
pelouses, le trèfle à courte tige - une légumineuse - commence à y faire son
apparition, notamment pour sa capacité à fixer l'azote et à l'apporter à ses
voisines graminées. Mais quid de la résistance à la sécheresse de tels mélanges
?
Quelques tentatives de sélection amènent sur le marché des
variétés plus résilientes comme le Dactylis glomerata. Selon
Jean-Marc Lecourt, président de la SFG, dérèglement climatique, manque d'eau et
interdiction d'utiliser des produits phytosanitaires sont "des
difficultés 'émergentes' auxquelles il faut s'adapter pour répondre
au besoin du Français d'avoir une pelouse chez lui". Mais même si les
villes tentent de montrer l'exemple en supprimant les surfaces engazonnées au
profit de prairies sèches, infléchir un marché annuel de 1 milliard d'euros
(semences, outillage, produits) prendra du temps !
"À l'automne 2022, suite à la canicule, les ventes
de semences à gazon ont presque doublé par rapport à l'année
précédente", confirme Nicolas Imberti, responsable de la stratégie
jardin chez Botanic, même s'il constate un nouvel engouement pour les jachères
fleuries, des mélanges proches de la prairie naturelle et plus adaptés au
climat actuel et futur. Un engouement bienvenu : les tontes tardives et
espacées contribuent au maintien de la biodiversité en permettant aux fleurs de
s'épanouir, aux insectes et petits animaux de trouver refuge dans des herbes
plus hautes. Les strates de végétation favorisent une meilleure hygrométrie et
constituent des îlots de fraîcheur. Des mouvements comme le "No mow
May " ("je ne tonds pas en mai", mois crucial pour les
insectes pollinisateurs et papillons qui se nourrissent de pâquerettes ou
pissenlits) ont émergé en Grande-Bretagne, traversé l'Atlantique avant de
revenir en Europe. Certains n'ont plus honte de ne pas tondre devant leur
maison !
Espaces de détente, terrains de jeu pour les enfants,
difficile pourtant de supprimer complètement les pelouses. Mais pourquoi ne pas
commencer par réduire leur surface ? "Limiter la pelouse aux
endroits strictement indispensables et la remplacer dès que possible par des
massifs avec arbustes et vivaces", tels sont les conseils des
paysagistes Martel-Michel, installés dans le sud de la France. Issus de la
prestigieuse École supérieure du paysage de Versailles, il leur est devenu
rapidement évident en passant la Loire que le gazon n'était pas compatible avec
un temps sec et une chaleur intense. Autrement dit, le climat qui s'annonce pour
les prochaines décennies partout en France.
Dans le Sud, il faut compter 1.000 litres d'eau par mètre
carré et par an pour du gazon traditionnel. Les espèces de substitution
permettent de diviser l'arrosage par trois ou quatre. Il s'agit par exemple du
faux kikuyu, du Zoysia tenuifolia légèrement moutonnant, ou
du Cynodon dactylon, qui a tendance à prendre le pas sur les
plantes voisines s'il n'est pas circonscrit. Mais les deux derniers ont une
fâcheuse tendance à jaunir par manque d'eau, et à blanchir en hiver.
Le gazon synthétique a aussi besoin d'être arrosé !
Pour garder une surface verte à tout prix, des alternatives
foisonnent, pas toujours "durables" : peindre sa pelouse en vert ou
opter pour du gazon synthétique. Mais lui aussi a besoin d'arrosage ! "Refroidir
les terrains est indispensable l'été", reconnaissent ses concepteurs.
Optimiser l'usage de l'eau pourrait être une issue. Dans les villes, notamment,
la végétalisation peut créer des îlots de fraîcheur… à condition d'arroser !
L'une des options consisterait à irriguer avec des eaux non potables. La France
utilise aujourd'hui 1 % des eaux traitées en station pour l'irrigation, quand
l'Espagne en est à 14 % ou Israël à 90 %.
Une certitude : à l'heure du réchauffement climatique, le
gazon parfait n'est pas une solution. Il correspond à la vision d'un "maître
et possesseur de la nature" qui assujettit celle-ci à ses désirs,
vision qui se heurte au caractère limité des ressources terrestres. Tonte
différenciée selon les espaces ou… absence de tonte, intégration dans le gazon
de "mauvaises herbes" riches en azote et nectarifères qui se
ressèment, plantation d'arbustes et vivaces… autant de solutions qui conduisent
à voir le jardin non plus comme un plancher vert entouré de murs verts, mais un
espace naturel... ou presque.
Par Valérie Handweiler
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