Nadia Geerts décrypte le wokisme dans un nouvel essai: “En Belgique, toute la gauche est contaminée”
Nadia
Geerts décrypte le wokisme dans un nouvel essai: “En Belgique, toute la gauche
est contaminée”
INTERVIEWVéritable menace pour nos
libertés selon les uns, fantasme réactionnaire selon les autres, le wokisme
fait débat, jusqu’à son existence même. Pour Nadia Geerts, collaboratrice au
centre Jean Gol (MR) et militante laïque, il s’agit d’une forme de totalitarisme
qui ne dit pas son nom. Après avoir réalisé une étude sur le sujet pour le MR,
elle publie un essai intitulé “Woke! La tyrannie victimaire” aux éditions F
Deville. Elle y décrit de manière détaillée ce qu’englobe concrètement cette
idéologie importée des États-Unis que d’aucuns récusent. “En Belgique, toute la
gauche est contaminée par le wokisme, tout en disant que cela n’existe pas”,
nous confie-t-elle.
Michaël Bouche 06-02-24, 06:00 Dernière mise à jour: 06-02-24,
16:06
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Qu’est-ce que le wokisme? Dérivé du terme “awake” (“éveillé), il désigne
initialement le fait d’être conscient du racisme et des inégalités sociales. Né
dès les années 1960 aux États-Unis dans les communautés afro-américaines, le
mouvement a pris une dimension mondiale depuis la mort de George Floyd en 2020,
lors de son arrestation par un policier blanc.
Depuis, il s’est imposé en Europe, notamment sur les campus
universitaires. Ses détracteurs dénoncent ce qu’ils considèrent comme des
dérives: l’exclusion de Blancs et/ou d’hommes de certaines réunions (la
non-mixité), la réécriture de certains livres au contenu jugé offensant (la
cancel culture), mais aussi l’écriture inclusive ou encore la disparition
progressive du Père Fouettard. Le phénomène woke touche plusieurs thématiques:
le féminisme, l’antiracisme ou l’écologie.
Alors que la première édition du livre de Nadia Geerts est épuisée, la
philosophe déplore le manque d’intérêt médiatique pour son ouvrage. Plus
globalement, elle s’étonne de ne plus avoir droit (ou presque) à la parole sur
le service public. En France, elle tient une chronique dans l’hebdomadaire
français Marianne intitulée “L’œil de Marianneke” depuis novembre 2020.
“Je suis frappée de voir qu’il y a 10 ou 15 ans, j’étais encore
régulièrement invitée sur les plateaux télé pour débattre des questions de
voile dans l’administration. Aujourd’hui, on me voit très peu. À la RTBF, je
pense que je suis boycottée. J’y ai juste été invitée pour la sortie de l’étude du Centre
Jean-Gol sur le wokisme (en mars 2023, ndlr). Pourtant, mes
convictions n’ont pas changé. Je dis la même chose depuis 20 ans, mais je suis
passée de la gauche à la droite. J’ai fait mes premières armes chez Ecolo et je
me retrouve au MR. J’ai l’impression d’être de plus en plus isolée dans mon
camp, qui se réduit à peau de chagrin”. Entretien.
Nadia Geerts, si vous deviez donner une
définition du wokisme, ce serait laquelle?
C’est une obsession à analyser tous les phénomènes sociaux selon une
grille d’analyse dominants-dominés. C’est un travestissement de la norme. En
fait, il y a ce qui est le plus courant et des gens qui sont à l’écart de la
norme. Pour prendre deux exemples non polémiques: les gauchers et les
végétariens. Si on est dans une perspective woke, on devrait dire que notre
société est structurellement discriminante envers les gauchers et les
végétariens. Ce n’est pas le cas, mais ça ne m’étonnerait pas qu’on en arrive
un jour à des discours comme ceux-là.
Est-ce que vous diriez comme le dit
Bart De Wever dans son livre sur le wokisme que c’est un nouvel apartheid entre
victimes et coupables, opprimés et oppresseurs? Une forme de séparatisme?
Apartheid, le mot est peut-être un peu fort, mais en tout cas, si on se
réfère à la loi française sur le séparatisme, on s’en rapproche. À partir du
moment où on lit la société de manière aussi binaire, en allant repérer partout
qui, de par sa couleur de peau, son orientation sexuelle, est dans la catégorie
des dominants ou des dominés, forcément on encourage une polarisation et donc
des rapports de plus en plus difficiles entre les gens.
À plusieurs moments dans le livre, vous
déplorez le recul de la raison au profit d’autres types d’arguments comme le
ressenti. Vous parlez même du triomphe du ressenti au détriment de la raison.
Est-ce que c’est l’une des caractéristiques phare du wokisme?
Oui, c’est même effrayant à quel point on se retrouve confronté à des
arguments du type: “de quel droit parlez-vous à la place de telle
minorité dont vous ne savez rien du vécu”. C’est un recul de
l’universalisme. Je continue d’estimer qu’on peut simplement, parce qu’on est
humain, imaginer ce que l’autre peut ressentir en tant qu’humain, même si on
n’est pas dans son vécu personnel. Ce postulat de départ qui consiste à dire qu’on
n’est pas légitime pour parler de quelque chose si on ne l’a pas vécu soi-même,
c’est même la fin de la démocratie, en tout cas représentative. Car les
personnes qui vont nous représenter ne le font pas sur base du fait qu’ils ont
vécu la même chose que nous. Je veux dire par là qu’il est aussi important que
continuent d’exister des discours d’experts, de scientifiques, qui connaissent
un sujet même s’ils ne l’ont pas vécu.
En Belgique, toute
la gauche est contaminée par le wokisme. En France, ce n’est pas le cas. Il y a
encore une gauche républicaine, dans laquelle je continue de m’inscrire, qui
tient bon.
Nadia Geerts
Qu’est-ce que vous répondez aux détracteurs
du wokisme qui affirment que c’est un concept créé par la droite réactionnaire
pour discréditer l’adversaire ou délégitimer le combat antiraciste?
Pour moi, c’est refuser de voir l’éléphant au milieu de la pièce. Ce qui
est vrai, c’est qu’il y a une grande volonté d’une grande partie de la gauche
de se couler dans le wokisme tout en affirmant qu’il n’existe pas. En Belgique,
toute la gauche est contaminée par le phénomène. Ceux qui affirment que cela
n’existe pas font fi des écrits de tous ceux qui ont théorisé le wokisme, qui
se base sur l’intersectionnalité. Qu’est-ce que l’intersectionnalité? C’est
mettre ensemble des combats qui n’ont rien à voir les uns avec les autres a
priori, l’antiracisme, le féminisme ou l’écologie, en disant que tout cela
participe d’une même logique de dénonciation des oppressions, de la domination
systémique. Il est là le wokisme. Les wokes mêlent de combats distincts.
Vous reconnaissez dans le livre que le
wokisme n’est pas une idéologie structurée comme l’est le marxisme par exemple.
C’est un terme un peu fourre-tout qui touche à plusieurs thématiques. Est-ce
pour cette raison que c’est plus compliqué à cerner pour le citoyen lambda?
Oui, d’ailleurs certains estiment qu’il ne faut pas utiliser le terme
parce qu’il est trop compliqué à comprendre. Mais je crois qu’on a besoin de
nommer le phénomène. Certains, comme Yascha Mounck (un politologue américain,
ndlr), parlent de synthèse identitaire mais je n’ai pas
l’impression que c’est plus parlant. Ce terme va devenir de plus en plus
familier pour les gens parce qu’il a son utilité. Pour le moment, il n’y a
qu’une élite intellectuelle qui voit en quoi il consiste mais il faut continuer
à l’expliquer, à le théoriser.
Pourquoi parlez-vous de tyrannie
victimaire dans le titre de l’ouvrage?
Ce sont des glissements successifs. On passe du constat ‘les
minorités sont minoritaires’ à ‘c’est un peu plus difficile
dans n’importe quelle société’ - et je peux tout à fait concevoir que
c’est le cas - à ‘c’est de la discrimination’, à ‘il y
a une violence structurelle qui nous est infligée’. Et donc, on
doit réagir et à la limite tous les moyens sont bons’. Certains
théoriciens, comme Ibram X Kendi, vont très loin dans la théorisation du fait
qu’il faut instaurer un nouveau racisme pour faire payer aux Blancs leur
domination.
Le wokisme serait un mouvement de
vengeance en réalité?
Oui, un mouvement de vengeance par rapport à des inégalités qui sont
largement fantasmatiques. Tout ce wokisme vient des États-Unis et reprend tel quel
un discours très américain qui, selon moi, ne nous concerne en rien. Les
États-Unis ont toujours été empêtrés dans ces questions de race en raison
notamment de l’esclavagisme et se sont construits sur une obsession de
l’ethnicité. L’Europe n’est pas là-dedans. Certains importateurs du wokisme
prétendent que notre société est semblable, pétrie d’inégalités structurelles
et qu’il faut inverser la tendance. Et si on commence à produire de la
discrimination à l’égard des Blancs, ce n’est pas grave parce que ce n’est
qu’un retour de bâton. En cela, cette idéologie est très marxiste. Cela me fait
penser à la théorie de la lutte des classes où finalement les dominants doivent
céder leur place. Les similitudes sont flagrantes.
Vous évoquez également dans votre essai
le mouvement LGBTQIA+, qui, selon vous, est de plus en plus revendicatif.
Pourriez-vous développer?
La question du traitement de la différence traverse mes travaux.
Qu’est-ce qu’on veut au fond? Est-ce qu’on veut une indifférence à la
différence? Ou est-ce qu’on veut une reconnaissance active de sa différence? Le
mouvement homosexuel est passé par les deux. Cette communauté est passée
progressivement à un droit à l’indifférence: ‘Oui, je suis gay, et
alors quoi? On ne va pas en faire un fromage’. Malheureusement,
au sein du mouvement LGTBQIA+, on voit de nouvelles minorités sexuelles, en
termes d’orientation ou d’identité, qui ne revendiquent pas le droit à
l’indifférence mais qui revendiquent plus de visibilité et qui considèrent même
que l’invisibilisation est une violence qui s’exerce à leur regard. Elles ne
supportent plus qu’on leur dise: ‘Beh je m’en fous que tu sois noir ou
blanc, homo ou hétéro, cis ou trans’. Elles considèrent cela comme une
violence alors que je trouve cela extrêmement positif. Il est bien plus
important de savoir qui est vraiment la personne, ses idées, ses valeurs.
Est-ce qu’il y a une convergence
idéologique entre wokisme et islamisme?
C’est une alliance contre-nature. Cela me fait rire quand je vois des
panneaux ‘gays for Palestine’. Est-ce que vous croyez vraiment
que sous la loi du Hamas, vous survivriez longtemps? Le wokisme fournit aux
islamistes une arme rhétorique puissante: l’islamophobie. Quand je m’exprimais
avant sur la question du voile, je me heurtais sans cesse à l’argument du
ressenti. J’avais beau dire que ce n’est pas la même chose d’être discriminée
pour sa couleur de peau et parce qu’on refuse d’enlever son voile, on me
martelait que c’était une discrimination. Retirer son voile sur son lieu de
travail, c’est un acte qu’on peut poser. Affirmer qu’on est discriminée parce
que musulmane, c’est factuellement faux. On parle d’un signe convictionnel.
Cette même confusion se répercute sur tous les autres combats de minorité. Avec
une simplification de l’approche, avec un triomphe du ressenti.
Nadia Geerts, il faut rappeler que ce sont vos prises de position laïques qui vous ont valu de devoir quitter votre métier d’enseignante. Vous le mentionnez brièvement d’ailleurs dans votre essai. Êtes-vous marquée à vie par cet épisode?
C’est aussi pour ça que j’ai écrit ce livre. Je suis marquée à vie, oui.
Les menaces, ce n’était pas la première fois. Ça fait 20 ans que j’en reçois de
temps en temps. Ce qui m’a marquée, c’est d’avoir été abandonnée, lâchée par
mon institution (Haute Ecole Bruxelles-Brabant, HE2B, ndlr). Je n’avais jamais
démérité et toujours bien fait mon boulot à l’entière satisfaction de mes
employeurs. Des gens sont sortis du cadre légal et ont commis des choses
scandaleuses. Et pourtant, il n’y a pas eu de prise de position ferme de la
part de la direction pour dire ‘on ne touche pas à notre prof’. Par
lâcheté. J’ai l’impression, dans le débat public - c’est très woke - que comme
je suis une dominante, en fait je peux crever. Alors que moi, je respecte la
loi, et j’ai en face de moi des gens qui la respectent pas du tout.
Pour rappel, vous aviez subi un flot
énorme de menaces après avoir manifesté votre soutien à Samuel Paty, ce
professeur décapité par un islamiste en France...
Oui, sauf que mes agresseurs me connaissaient, savaient que j’étais
anti-voile et considéraient donc que j’étais islamophobe. Le post de soutien à
Samuel Paty sur les réseaux (“Je suis Samuel Paty”, ndlr) était donc soi-disant
la énième preuve du fait que je ne manifestais ma solidarité que par rapport à
des gens qui étaient des laïcs ou laïcards, qui en voulaient à l’islam. C’était
la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour eux.
Je reviens à votre livre. Sur X, vous
avez déploré le manque d’intérêt de la presse belge pour votre bouquin. Le
wokisme est un sujet qui n’intéresse pas les médias francophones? Pourtant, en
Flandre, on a l’impression que le sujet vit davantage depuis le livre à succès
de Bart De Wever...
Oui, en effet. J’ai l’impression qu’en Flandre et en Belgique
francophone, on n’appréhende pas les choses de la même façon. Du côté
francophone, on est très influencé par la France, par la grille de lecture
française. En Flandre, c’est le modèle anglo-saxon qui prévaut. La question se
pose moins en termes de laïcité. L’approche est plus nationaliste et donc plus
identitaire, avec des questions liées à l’intégration. Regardez le inburgeringstraject. Du
côté francophone, on n’en voulait pas, on trouvait ça scandaleux alors qu’en
Flandre, c’est passé comme une lettre à la poste. Dans le monde francophone,
cette approche plus identitaire est vite associée à la droite ou l’extrême
droite. De plus, le modèle républicain est de plus en plus disqualifié.
À peine recruté par le MR, Marc Isaye s’est retrouvé au coeur de la tempête pour avoir liké (plusieurs années auparavant) des tweets de personnalités d’extrême droite, comme Marion Maréchal ou Jordan Bardella. Est-ce que le MR a manqué de vigilance?
C’est un reproche qu’on pourrait formuler en premier lieu à la RTBF.
Pendant toutes ces années, on ne lui a jamais rien dit et tout à coup, il
devient infréquentable parce qu’il rejoint le MR. Il a liké des tweets qu’il
n’aurait pas dû et il s’en est excusé. Le vrai problème, ce n’est pas qu’il ait
liké ces messages mais qu’il aille au MR. Cela participe aussi du fait que je
suis devenue infréquentable. Le MR, pour une bonne partie de l’intelligentsia
francophone, c’est quasiment l’extrême droite. Il y a de plus en plus une
confusion entre droite et extrême droite.
Revenons sur le wokisme: les libertés
sont-elles en recul aujourd’hui?
Je les sens terriblement menacées, oui. Ce que j’ai vécu m’a fait
prendre conscience que j’étais de plus en plus attachée à la liberté. J’ai
toujours trouvé que l’égalité et la liberté étaient deux valeurs cardinales.
Aujourd’hui, mon vécu m’a confortée dans l’idée que les libertés reculent.
C’est cela que j’ai envie de défendre. C’est aussi ma liberté individuelle de
continuer à dire ce que je pense. Aujourd’hui, si je dois choisir entre
prioriser l’égalité ou la liberté, je priorise la liberté. C’est à partir de ce
constat que mon engagement au MR a pris sens.
Est-ce que le MR aborde suffisamment le
thème du wokisme selon vous?
Oui, Georges-Louis Bouchez n’hésite pas y faire référence. La ligne du
MR me convient à ce niveau-là. Ce qui compte avant tout pour moi, c’est de me
sentir bien dans mon boulot et libre dans ce que je fais.
Souhaitez-vous que ce soit un sujet de
campagne en juin?
Je ne suis pas certaine qu’il soit intéressant de brandir le terme
wokisme dans une campagne électorale. C’est peut-être encore quelque chose de
trop nébuleux ou protéiforme pour les citoyens. Je pense qu’il faut continuer
d’avoir une approche universaliste et ça, je le retrouve globalement dans
l’approche du MR.
Vous n’avez jamais eu envie de faire
activement de la politique et de vous présenter sur une liste?
Non, je ne suis pas assez polyvalente et stratège. S’il y a un truc qui
m’agace en politique, c’est la stratégie. Les contingences et les jeux
politiques, ce n’est pas pour moi. Je reste une franc-tireuse et je veux garder
ma liberté d’expression. Je n’ai pas envie d’aller tenir des discours au
Parlement sur des matières que je ne maîtrise pas. Je ne me sentirais pas
légitime.
En janvier 2021, Nadia Geerts avait publié un post “Je suis Samuel
Paty”, peu après l’assassinat de ce dernier, sur la page Facebook du conseil
étudiant de la haute-école Bruxelles-Brabant (HE2B), où elle était
maître-assistante en philosophie. Suite à cet épisode, elle avait reçu de
nombreuses menaces et fait l’objet d’une campagne de harcèlement. Elle a porté
plainte et décidé de quitter l’enseignement, déclarant craindre pour sa vie.
Fin 2023, une première personne a été condamnée par le tribunal de
première instance de Bruxelles, au civil, pour le dommage moral. “Le plus gros
est à venir. On attend maintenant la décision de la chambre des mises en
accusation pour le procès au pénal”, nous précise-t-elle.
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